2 février 1960
Ce matin-là, je suis la première à me lever et à m’habiller. Musa sert du café et des croissants, la tête cachée par un épais bonnet de laine, l’air plus maussade que jamais. Maintenant, je me tiens une dernière fois sur le balcon au soleil, regardant le jardin du voisin, maintenant envahi par la végétation. Le petit garçon qui habite la villa d’en face tire des cailloux sur des oiseaux. Il est vraiment insupportable. Les bagages ont été ramassés la veille. Le taxi arrive. L’oncle Edouard ne dit rien. L’oncle Zoukou se promène nerveusement dans l’appartement en regardant le sol comme s’il cherchait une pièce perdue. Je jette un dernier regard sur le salon baigné de lumière, l’imagine vide comme il le sera bientôt une fois que Tata et mes oncles seront partis pour le Brésil. Musa se met à gémir et me serre longuement contre elle, puis me donne un sac de pâtisseries qu’elle vient de faire. Elle ne dit rien comme d’habitude, semble plus abattue que jamais. Est-ce que je détecte des larmes dans ses yeux ?
« Tu prends soin de Renée ! Prends soin de Gilda !» Tata Ernestine supplie mon père du haut du palier, sa voix de plus en plus stridente à mesure que nous descendons l’escalier. Je me dis que ce n’est qu’une des nombreuses fois où nous sommes partis, mais je sais que ce n’est pas vrai. Tata m’étouffe de baisers. Je m’arrache pour dévaler l’escalier de marbre. Je ne veux pas pleurer. Je me dis que je vais vers quelque chose d’excitant et de nouveau, quelque part où je ne suis jamais allée, où l’on ne me dira pas constamment comment me comporter. Je me rappelle que Tata Ernestine peut suffoquer avec son inquiétude constante, me disant toujours de faire ceci et cela, qu’elle ne lit qu’un livre de recettes roumain usé, qu’elle sent comme un mélange de pommes de terre bouillies, de sauce tomate et d’eau de Cologne forte, que Tata Ernestine m’étouffe, qu’il serait bon de ne pas être sous sa surveillance constante, que mes oncles me grondent trop souvent, que Tonton Max passe son temps à se disputer avec ma mère… Pourquoi devrais-je être triste ? Je vais en Amérique. Peut-être que cela deviendra mon pays ? Je ne pleurerai pas.
Le taxi s’arrête brusquement pour éviter un chat qui traverse la rue. En regardant le chat grimper sur un arbre, je vois son visage surpris et soudain je fond en larmes. Je suis la première à rejoindre la rue et à monter dans le taxi. Mes parents suivent. “Écrivez-nous”, dit l’oncle Edouard tandis que l’oncle Zoukou ferme silencieusement la porte du taxi. Ils partiront bientôt pour le Brésil. Ce n’est pas si loin de Chicago sur la planisphère après tout. Pandémonium au port. Nous suivons au hasard les porteurs alors qu’ils se hâtent vers le bâtiment des douanes.
Une fois à l’intérieur, nous sommes séparées de mon père au fur et à mesure des inspections : les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Les douaniers intiment à ma mère et moi l’ordre de nous déshabiller jusqu’aux jupons. Nous sommes fouillées et palpées par une inspectrice. “Pas trop mal”, dit ma mère qui a entendu dire que certaines femmes avaient été soumises à une inspection vaginale pour s’assurer qu’aucun bijou n’y avait été caché. Nous nous rhabillons et procédons aux procédures de sortie en présentant la liste des bijoux que nous avons avec nous : je montre les cinq bracelets en or qui me sont autorisés, ma mère à son tour présente les cinq autres qui lui sont autorisés, ainsi que son alliance, sa bague de fiançailles, deux paires de boucles d’oreilles, les 40 livres égyptiennes qui nous sont allouées (30 pour une adulte et 10 pour une mineure ndt). Nous sortons de la zone douanière et nous retrouvons face au navire. Mon père nous rejoint bientôt. « L’inspecteur qui a tamponné mon passeport m’a dit : « Nous espérons vous revoir vous, ya Sidi-Monsieur » ». Mon père nous annonce ça, presque rayonnant, tout en regardant avec impatience ma mère qui lui tend silencieusement son passeport où notre visa de sortie vient d’être tamponné. -Allé sans retour- Partir pour toujours – puisque son passeport est sans doute également tamponné et que le passeport de Tonton le sera quelques mois plus tard. Nous regardons nos malles et nos valises hissées à bord du navire avant de monter à bord du M/S Lydia.
Après un rapide coup d’œil à notre cabine je rejoins mon père sur le pont. Il est en conversation avec un élégant Allemand qui parle bien le français. Tous deux regardent l’activité fébrile sur le port. J’écoute l’homme élégant raconter à mon père à quel point la guerre a été dure pour les Allemands, sa vie de soldat sur le front russe: « Mes parents sont morts de froid et de faim en Allemagne », lui dit-il, les deux hommes se détournant à présent l’activité la ruche portuaire. « Quand je suis revenu des combats sur le front russe, un voisin m’a remis une lettre que mon père m’avait laissée, décrivant sa femme et ses propres derniers instants : « Nous commençons à perdre la sensation de nos pieds. L’engourdissement monte maintenant dans notre jambe ». Mon père écoute sans un mot, le visage pincé, fixant à nouveau l’activité fébrile du port pour éviter à présent le regard son interlocuteur. (Gilda et sa famille sont de confession israélite ndt)
Dans son carnet, il écrira, laconique, à propos de l’embarquement : «Derrière nous». Une femme grecque se plaint au commissaire de bord : « Je n’ai jamais été aussi insultée de ma vie! ».
Les ancres sont remontées, les moteurs commencent à tourner. Je prends la main de Papa. Lentement, le port, la place Saad Zaghloul, le Fort Kait Bey sous lequel se trouvent les ruines du phare d’Alexandrie, la corniche, tout disparaît. Je regarde jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que la mer et je descends rejoindre Maman dans la cabine. Je ne pleurerai pas. Je ne pleurerai pas. Je ne le sais pas encore, mais à partir de ce moment-là, je ne toucherai plus jamais le piano, je ne lirai plus une feuille de musique, ni ne parlerai un mot d’arabe….
Gilda Poliakin